ARIAS : Pourquoi est-il important d’intégrer un enseignement de l’IA dans le cursus universitaire des professionnels de santé en général et des spécialistes médicaux de l’imagerie médicale en particulier ?
Laure Fournier : Tout d’abord, les outils d’IA vont faire partie de la pratique clinique quotidienne des radiologues. Dès lors, de la même manière qu’on apprend à utiliser une IRM, par exemple, on doit apprendre à utiliser les logiciels. Ensuite, pour ceux qui ont une appétence un peu plus importante et veulent, par exemple, participer au développement de ces outils, il faut former des radiologues capables de parler le même langage que des data scientists ou des ingénieurs par exemple. Enfin, la formation à l’IA en santé doit permettre à ceux qui le souhaitent d’acquérir les connaissances techniques nécessaire à la conception des outils. C’est pourquoi le CERF (Collège des enseignants en radiologie de France) a mis en place 3 niveaux de formation.
Olivier Humbert : Une formation est en effet nécessaire car les professionnels de santé ne doivent pas être dans une posture de « spectateur » mais, au contraire, comprendre comment les outils d’IA fonctionnent, en connaître les points forts et les limites. Ils doivent aussi savoir identifier les situations où l’IA peut être utile et celles qui sont plus à risques. L’objectif est donc de déterminer comment l’utiliser et ce que l’on accepte de lui déléguer. Or, pour répondre à ces questions, il faut la connaître, avoir un esprit critique et une certaine connaissance scientifique. C’est l’objectif premier du DU (diplôme universitaire) de l’Université Côte d’Azur. Son second objectif est d’accompagner les étudiants qui ont un projet (académique, start-up, référent IA d’un établissement…) pour le mener à bien.
ARIAS : Que doivent savoir les professionnels de santé en matière d’IA ?
Olivier Humbert : Il ne s’agit pas qu’ils deviennent des spécialistes de l’IA mais de leur en proposer les bases. Il faut connaître les données et leur structuration. Il faut également connaître les algorithmes et comment on les entraîne. Il faut donc des notions mathématiques concrètes sur les performances finales de l’algorithme. Enfin, il est également important de les former à l’innovation, c’est-à-dire la valorisation des projets (brevets, protection des codes, fonctionnement des pépinières et incubateurs, protection de la propriété intellectuelle, etc.). Ces étapes sont complexes et les professionnels de santé ne les connaissent pas. Il faut donc les acculturer à l’écosystème autour de l’innovation.
Laure Fournier : le contenu va dépendre du niveau visé mais il y a un socle à connaître, c’est-à-dire comment l’IA fonctionne et pourquoi, parfois, elle peut ne pas fonctionner. Rappelons en effet que ces outils sont soumis au contrôle humain. Au deuxième niveau de formation, le médecin doit avoir les compétences techniques pour comprendre ses interlocuteurs mais sa véritable valeur ajoutée est son éclairage clinique. Il va permettre d’identifier la question que l’on essaie de résoudre et apporter son expertise sur les données (type de données, biais, etc.). Il va garantir la concordance entre les données utilisées et l’algorithme. Enfin, le dernier niveau implique des connaissances beaucoup plus pointues et il concerne a priori peu de monde.
ARIAS : Où en est-on, aujourd’hui en France, de cet enseignement de l’IA dans le cursus universitaire ?
Laure Fournier : Il est très récent. Il est corrélé au développement de l’IA en imagerie qui ne date que de 2017 ! Cette spécialité est la première à avoir mis en place une telle formation à trois niveaux dès 2018. Elle est vraiment précurseur en la matière, si bien que les autres spécialités font d’ailleurs appel à nos compétences.
Olivier Humbert : Nous en sommes encore aux prémisses, en effet. Des cours optionnels se mettent en place et des DU se structurent mais cela reste léger au regard du besoin. Il faudrait rendre cet enseignement obligatoire pour les étudiants mais également l’intégrer dans la formation continue. D’ailleurs, le DU de l’Université de Nice s’adresse à tous les professionnels de santé, médecins ou pas, imageurs ou pas, qui ont un projet d’IA.
ARIAS : Quels obstacles persistent à l’enseignement de l’IA en France et comment les dépasser ?
Laure Fournier : Il y a tout d’abord un réel manque de culture générale sur le sujet de l’IA. Il faut donc vraiment reprendre les bases, bien comprendre ce qu’est l’IA, les limites et les éventuels risques liés à ces outils que l’on n’a pas – encore – l’habitude d’utiliser. D’autant que, sur le terrain, on constate une appétence croissante. Il y a encore 3-4 ans, il y avait une peur au sein de certaines spécialités quant à la possibilité de disparaître. Aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas et les professionnels viennent par curiosité mais aussi par envie de revenir à la Recherche à laquelle l’IA donne une nouvelle couleur. Toutefois, de nombreux médecins ont encore l’impression – à tort – que c’est très complexe. Notre rôle de formateurs est de déconstruire ces craintes.
Olivier Humbert : Il nous faut en effet communiquer pour faire tomber les appréhensions liées à la nouveauté et au fait que l’on sorte du domaine médical pur : c’est certes exigeant mais c’est accessible et il ne faut pas craindre d’aller sur ces domaines innovants. Une autre difficulté réside dans la gestion de l’interdisciplinarité : il n’est pas toujours aisé, quand on est professionnel de santé, d’échanger avec d’autres profils, comme des ingénieurs par exemple. Enfin, il persiste un obstacle lié au financement de ces formations. Cela arrive progressivement mais il faut faire plus.
ARIAS : Pourquoi est-ce important d’y former ces futurs professionnels de santé ?
Laure Fournier : Dans leur pratique quotidienne, les professionnels de l’imagerie se font démarcher par des concepteurs de solutions d’IA. Il faut absolument qu’ils puissent prendre des décisions éclairées pour s’équiper de produits qui correspondent à leurs besoins. Il y a donc une réelle obligation de les former. Plus largement, un enseignement se doit d’être à la pointe de l’innovation. C’est pourquoi il faut former les radiologues mais aussi les data scientists. Les médecins peuvent être, en effet, les passerelles entre le monde de l’ingénierie et celui de l’imagerie médicale.
ARIAS : Comment enseigne-t-on une « matière » à la fois si riche et si mouvante ?
Olivier Humbert : En faisant les bons choix d’enseignement, c’est-à-dire en se demandant ce qu’il est important d’enseigner et comment l’aborder. L’IA étant partout, multiforme et multithématique, l’approche peut être sociologique, éthique, pratique, mathématique… Il faut donc des enseignants de qualité et experts qui viennent d’horizons et de domaines très variés : mathématiciens, juristes, médecins, pharmaciens, data managers, ingénieurs hospitaliers, etc.
ARIAS : Aujourd’hui, l’IA prend de plus en plus de place en imagerie. Qu’en sera-t-il demain ? D’autres spécialités vont-elles suivre le même chemin ?
Laure Fournier : L’imagerie est en effet numérisée depuis 20 ans, c’est une des raisons pour lesquelles cela a été facile de s’emparer de l’enjeu de l’IA. Elle fait figure d’avant-garde. Dans les autres domaines, il y a également une volonté de s’en saisir qui va de pair avec un contexte global favorable à l’IA mais elle se heurte à un obstacle pratique qui est celui d’avoir des outils utilisables. Par exemple, les oncologues et les cardiologues – avec qui j’échange fréquemment – reçoivent beaucoup de propositions mais cela reste des modèles prédictifs, qui sont plus difficiles à valider. A quoi s’ajoute un problème de données et d’accès car leurs données sont moins numérisées et structurées, souvent au sein de comptes-rendus textes. Et pourtant, ils ont paradoxalement beaucoup plus l’habitude de jouer avec la notion de modèles que les radiologues car ils ont une culture de la statistique et sont rôdés à ces raisonnements. Mais cela va se développer, notamment via les dispositifs médicaux connectés (surveillance cardiaque à domicile, gériatrie) lesquels vont d’ailleurs générer de la donnée. A mon sens, la seule limite du déploiement de l’IA est l’imagination des médecins, et elle est grande ! Mais il faut absolument conserver le contrôle humain et centrer les développements sur les besoins médicaux.
Olivier Humbert : Comme les données sont partout (biologie, imagerie…) et que les algorithmes sont polyvalents, toutes les spécialités sont potentiellement concernées. Mais il faut pour cela renforcer la formation. Le tronc commun – c’est-à-dire ce qui porte sur les données, les algorithmes et la programmation – doit être maintenu et consolidé. Il faudrait également proposer une spécialisation à la carte avec des options. Pour les radiologues, ce pourrait être par exemple l’imagerie, la radiomique, la chirurgie robotique… En tout état de cause, il faut intégrer l’enseignement de l’IA dans toutes les spécialités. Cela doit être fait graduellement mais cela doit être fait car, dans quelques années, sera-t-il seulement envisageable de pratiquer la médecine sans IA ?
Médecins et industriels, ensemble
Pour le Professeur Olivier Humbert, le partenariat entre médecins et industriels autour des enjeux liés à l’IA est essentiel : « Industriels et académiques doivent relever ensemble le défi de l’innovation et travailler main dans la main, c’est fondamental ». Un point de vue largement partagé par la Professeure Laure Fournier : « les industriels ont indéniablement un rôle à jouer car ils ont des compétences mais aussi des approches et des regards différents qui enrichissent la vision des médecins ».